Redonner son sens révolutionnaire au droit à la ville
ENTRETIEN AVEC JEAN-PIERRE GARNIER
Claudio Pulgar Pinaud, 2016
Cette fiche présente le droit à la ville du point de vue d’un sociologue qui livre, dans cet entretien, sa conception du droit à la ville et les moyens de sa mise en oeuvre.
Le droit à la ville c’est quoi pour vous?
Effectivement on entend beaucoup parler de droit à la ville, à tel point qu’on peut dire que c’est un concept galvaudé. Cependant, il faut revenir au concept créé par Henri Lefebvre, sociologue et philosophe. Dans la définition de Lefebvre lui-même, le droit la ville c’est un droit qu’on ne quémande pas, on ne le revendique pas auprès des puissants. C’est un droit que l’on doit imposer. Par « on », je veux dire les classes populaires. Le droit à la ville c’est la revendication collective de l’espace urbain, c’est prendre possession de ce qui existe mais c’est aussi le droit à reconfigurer l’espace urbain, ou à le configurer – quand il n’est pas encore existant – selon les besoins, les aspirations des classes populaires. C’est ça le droit à la ville. Lefebvre, de temps à autre, a identifié le droit à la ville de manière restrictive comme le droit à la centralité urbaine. Mais qui dit centre dit périphérie, ce qui veut dire que les classes populaires auraient le droit de pouvoir résider dans le centre-ville à l’égal des autres classes, bourgeoise et petite bourgeoise. Je n’ai pas de conception propre du droit à la ville, je m’appuie sur ce que dit Lefebvre lorsqu’il pousse loin le concept en affirmant que c’est le droit à s’emparer de l’espace urbain c’est-à-dire de déposséder les possédants, comme disaient les anarchistes au XIXe siècle, du pouvoir qu’ils exercent sur la ville, de la concevoir, la fabriquer, l’organiser et d’en user.
Chez ceux qui parlent du droit à la ville, existe-il cette même conception émancipatrice voire révolutionnaire ou est-ce que le concept est instrumentalisé à d’autres fins?
Oui, en France, le concept a été instrumentalisé peu après sa naissance, à partir de l’arrivée au pouvoir de Giscard d’Estaing. Il y a eu toute une vague d’urbanistes, d’architectes issus en général des mouvements gauchistes, maoïstes et trotskistes en particulier, qui se sont emparés de cette notion, mais pour la vider de ses visées véritablement révolutionnaires. Le droit à la ville ne peut pas être réalisé sans l’expropriation des propriétaires, au sens large, c’est-à-dire de la bourgeoisie. Or, à ce moment-là, le droit à la ville a commencé à apparaître dans les plans d’urbanisme et d’aménagement, dans les études urbaines et, en bref, c’était le droit de participer à l’élaboration des plans d’aménagement et d’urbanisme. C’était très lié à l’idée de démocratie participative. Lefebvre était contre cela car il a vu très vite la récupération dont faisait l’objet sa thèse. Il y a des textes où il affirme : « Je n’utilise jamais le mot participation, j’utilise le mot intervention des classes populaires » parce que quand on dit « participer à » c’est comme participer à une pièce de théâtre, une mise en scène par d’autres, c’est-à-dire par les puissants : les promoteurs, les entrepreneurs, les constructeurs, les élus locaux en cheville avec eux et, dès lors, le peuple est invité à prendre part à quelque chose qui est réglé d’avance. Donc « intervention » veut dire qu’il y a irruption de la parole, bien entendu accompagné d’action, des classes populaires pour imposer leurs points de vue sur ce que doit être la ville. Lefebvre, jusque dans les années 1980, a cru que le droit à la ville ne pourrait devenir une réalité que si la classe ouvrière prenait le pouvoir. Lefebvre a été au parti communiste qu’il a quitté en 1956 après l’intervention à Budapest de l’armée rouge, mais il est resté très proche du parti et a fait évoluer le marxiste de manière dissidente. Il a donc longtemps cru qu’il ne pouvait y avoir de révolution urbaine si la classe ouvrière ne faisait pas la révolution. Or, il s’est aperçu, avec l’arrivée de Mitterrand au pouvoir, que la classe ouvrière ne ferait pas la révolution, qu’il y avait une autre classe qui s’était emparé de l’État, il parle des « classes moyennes éduquées » qui vont prendre en main l’aménagement et l’urbanisme au service du capital.
Dans ses articles, ses ouvrages, et ses conférences il disait « on me pille sans me citer, et en plus pour me déformer ». Pour en revenir à aujourd’hui, le droit à la ville est devenu une tarte à la crème qui est présente aussi bien dans les exposés officiels des responsables de l’aménagement que parmi les chercheurs sociaux-libéraux, ceux qui sont liés au gouvernement actuel ou encore chez les citoyennistes ou bien les altermondialistes. Pour eux, le droit à la ville est parfaitement compatible avec le maintien du capitalisme. Cela nous donne des théorisations tirées des écrits de Saul Alinsky sur l’empowerment, où on nous donne le droit de participer, mais sans jamais remettre en question le système.
Est-ce que les mouvements sociaux qui se revendiquent du droit à la ville sont fidèles au concept de Lefebvre?
Je vais parler des mouvements français. Nous ne sommes plus à l’époque de mai 68, où régnait parmi une partie de la petite bourgeoisie intellectuelle progressiste une certaine illusion sur les possibilités révolutionnaires de transformation radicale des rapports sociaux. Il y avait l’idée selon laquelle on allait ouvrir un nouveau front contre le capitalisme qui serait le front urbain. Aujourd’hui, on ne voit cela dans aucun discours ni mouvement. Par exemple dans les luttes contre les projets de rénovation, de réhabilitation urbaines, contre la ségrégation et l’expulsion des classes populaires, je ne discerne pas du tout de perspective révolutionnaire. Ce sont des luttes de résistance, pas des contre-offensives ayant pour horizon le dépassement du capitalisme. Dans le discours et les slogans, on ne relève jamais le mot « socialisme » et encore moins « communisme » car ces mots-là ont été complètement discrédités par des partis, des organisations et des Etats. Il n’y a aucun terme dans les revendications et les slogans qui désigne un système social qui aille au-delà du capitalisme. Et c’est pareil pour le droit à la ville : on ne trouve plus le droit à se réapproprier l’espace urbain, de pouvoir intervenir, comme le disait Lefebvre, non pas de participer mais d’intervenir directement dans la reconfiguration de l’espace urbain. Au lieu de cela, c’est un droit limité dans le temps et dans l’espace pour empêcher, mais seulement de manière ponctuelle et éphémère, les spéculateurs, les promoteurs et leurs alliés politiques de continuer à expulser les classes populaires à l’épicentre des villes.
Dans ce contexte, est-ce que revendiquer le droit à la ville est toujours réaliste?
Oui, si l’on revendique le droit à la ville selon la définition d’Henri Lefebvre ou même David Harvey, même si celui-ci n’indique pas les moyens pratiques de lutte. C’est fondamental car la lutte anticapitaliste doit se dérouler non seulement sur les lieux de travail mais également dans les lieux stratégiques de la vie urbaine, c’est-à-dire les infrastructures de transport et les équipements collectifs, en occupant des lieux de pouvoir, des mairies, des lieux administratifs. L’occupation physique par les classes populaires auto-organisées, comme cela s’est passé en 1936 à Barcelone, doit s’accompagner aussi d’une remise en marche du fonctionnement de ces espaces. Il ne suffit pas d’occuper le métro, les hôpitaux.
Il faut aussi que les militants et tous les travailleurs impliqués dans les luttes continuent à faire fonctionner ces équipements au service de la population, en accord avec celle-ci, en accord avec des comités qui s’organisent au plan local et en tant qu’habitants, citadins, et pas seulement en tant que travailleurs. Le droit à la ville n’est pas seulement le droit des travailleurs à occuper l’espace, c’est le droit des habitants à occuper l’espace public, pour mettre la ville au service de la majorité des gens qui l’habitent. Donc, selon moi, c’est toujours valable à condition de redonner son sens révolutionnaire au droit à la ville, c’est-à-dire faire que la ville se transforme au service des classes populaires, avec la solidarité des classes moyennes éduquées y compris les petits commerçants qui sont aussi victimes du capitalisme aujourd’hui. Pour prendre un exemple, beaucoup de petits commerçants sont obligés de fermer leur boutique du fait de la concurrence des hypermarchés. Pendant la Commune de Paris, ceux qui occupaient la ville n’étaient pas seulement des ouvriers, c’étaient aussi des petits commerçants et des artisans. Aujourd’hui, c’est un peu différent : il y a des ouvriers mais aussi ceux qu’on appelle des employés et toutes les classes qui sont dans les situations d’exécutants et non pas de dirigeants. Dans l’immédiat, pour transformer la ville il faut changer l’usage élitiste de celle-ci, les infrastructures et les équipements doivent être réutilisés au profit d’un usage collectif et démocratique. Cela passe par la socialisation des moyens de production, pas dans le sens étatique mais dans le sens de réappropriation par le collectif. C’est donc essayer de réduire progressivement la mercantilisation des rapports sociaux, des pratiques des lieux urbains au profit de l’usage. C’est ce que disait Lefebvre quand il parlait de la ville qui était devenu un produit qui s’achète et qui se vend. Lefebvre dit : il faut revenir à la ville comme œuvre, c’est-à-dire le produit d’une pratique fondée sur l’usage.
Est-ce qu’il y a des exemples concrets d’alternatives qui mettent en pratique ces idées?
Ce sont des expériences très limitées qui se sont passées dans certains quartiers, dans des situations insurrectionnelles. Dans des villages, comme en Andalousie à Marinadela une population s’est mobilisée et a élu des délégués pour mettre en marche un système de satisfaction des besoins de la population. Il y a d’autres exemples au Danemark avec le quartier de Christiana qui était un ghetto occupé par des militants de la petite bourgeoisie intellectuelle radicalisée et anticapitaliste qui ont organisé la vie quotidienne, en ce qui concerne le commerce, la vie sanitaire, l’éducation, le logement sur le mode d’un communisme local auto-organisé. Malheureusement au fur et à mesure des années, c’est devenu un peu du folklore et les gens y allaient en pèlerinage. À l’origine, c’était un quartier à l’abandon occupé par des squatteurs autogestionnaires. Avec l’expansion de la ville de Copenhague ce quartier est devenu central, intéressant pour les financiers, les capitalistes, les spéculateurs. Donc ça s’est terminé, comme d’habitude : par l’expulsion des autogestionnaires.
Donc le droit à la ville ne peut se construire qu’au niveau local?
Dans la tradition anarchiste, la réappropriation doit toujours commencer par la base, c’est-à-dire le local. S’il y a simultanément plusieurs expériences de ce type au niveau local, il y aura un effet de contamination, de dissémination dans l’ensemble du pays et après surgira le problème de la coordination. Les dirigeants ont des mandats impératifs, révocables et tournants, pour avoir une rotation des tâches de direction. Ce qu’on appelle en France la politique de la ville, c’est la politique menée par l’État au niveau central pour faire face à ce qu’on a appelé la révolte des « jeunes de banlieues » c’est-à-dire des zones de relégation où est parqué le prolétariat. L’idée était qu’il fallait pacifier ces quartiers, et, pour éviter de recourir à la répression, on a préféré la prévention : c’est cela la politique de la ville. C’était une prévention sociale au niveau de l’éducation, de la culture et aussi au niveau urbanistique pour transformer l’espace urbain afin qu’il soit moins ségrégatif.
La politique de la ville a été lancée à la fin des années 70 sous Valéry Giscard d’Estaing avec les opérations urbanistiques intitulées « Habitat et vie sociale ». L’idée était de changer l’habitat de ces zones de relégation pour améliorer la vie sociale sur la base de l’hypothèse suivante : si la vie sociale se dégrade c’est parce que l’habitat est dégradé. Il fallait donc améliorer les logements et les espaces publics dans ces zones. Quand la gauche prend la succession, elle lance des opérations appelées « développement social des quartiers » Les urbanistes, les architectes, les travailleurs sociaux, les élus locaux de cette gauche-là, c’étaient des gens qui en 1968 étaient des étudiants « gauchistes ». Quand ils ont commencé à faire de la politique politicienne, ils ont mis leurs idéaux dans leur poche et sont devenus des réformateurs. Une fois au pouvoir, ils ont pensé résoudre la question sociale par des aménagements spatiaux. Alors que la question sociale n’est ni locale ni spatiale : elle est globale et sociale. Simultanément, la gauche s’est ralliée non seulement au capitalisme mais au néolibéralisme. À partir de 1983, on met en place des politiques dites de « rigueur ». Auparavant, la droite parlait de politique d’austérité, la gauche reprend la politique de la droite mais avec un nouveau nom. Cette politique a contribué à accentuer le phénomène de précarisation qui se traduit sur le plan spatial par la « crise des banlieues ». Pour la résoudre, on a mis en place la politique de la ville. Les noms ont changé, les ministres, les lois, mais c’est toujours la même idée selon laquelle on va résoudre la question sociale par des aménagements spatiaux. C’est une idéologie qu’on appelle spatialisme, qui ne résout absolument pas la question sociale. C’est l’intervention directe sur les conséquences et non pas sur les causes.
Y a t-il une contradiction entre ce spatialisme et l’idéal de l’urbanisme et l’architecture moderne des années 1930?
Les politiques urbaines sociales-démocrates des années 20 consistaient principalement en la construction de masse de logements et d’équipements pour les classes populaires, ce qui allait de pair avec le développement de l’industrie capitaliste car il fallait bien loger le prolétariat. À l’époque, il y a eu des municipalités sociale-démocrates, principalement en Allemagne, en Autriche, en Hollande et un peu en France, qui ont fait de la production de masse de logements. Ce « socialisme municipal » a donné la priorité aux logements et aux équipements collectifs. Cette production de masse allait de pair avec l’industrialisation de la construction : c’est alors que les petites entreprises de construction sont devenus des grands groupes qui ont appliqué les techniques de production de masse des objets industriels aux logements et aux équipements. C’était l’époque de l’« Etat social » : on essayait de conjuguer la croissance et la justice sociale c’est-à-dire répartir de manière moins inégalitaire les fruits de la croissance, comme disaient les politiciens de l’époque, par le biais, notamment, des équipements collectifs et du logement.
Quel lien peut-on faire entre le droit à la ville, la politique de la ville et le tournant néolibéral des années 1980?
La politique de la ville est une appellation française pour une situation française. C’est la résultante de l’arrivée du néolibéralisme. Cela se traduit par une aggravation des conditions d’existence des classes populaires entraînée par la privatisation, la primauté de la concurrence, le démantèlement des conquêtes sociales, etc. Cela s’est traduit par la précarisation, la paupérisation et la marginalisation de masse. La question qui se pose aux gouvernants est comment gérer cette situation puisqu’elle a engendré en France des troubles, des révoltes dans les banlieues, des émeutes, l’augmentation de la délinquance etc. Officiellement, la politique de la ville vise à reconstituer le « vivre ensemble », lutter contre la ségrégation, impliquer la population dans le développement urbain avec les thématiques de la participation, la démocratie participative. Cependant, tout cela n’est que discours de légitimation des pouvoirs en place, accompagnant dans la pratique des réformes ponctuelles qui ne remettent pas en cause la politique néolibérale. Au contraire, cette politique néolibérale s’est poursuivie et même intensifiée par la suite puisque la gauche sociale–démocrate en France et dans d’autres pays d’Europe est devenue sociale-libérale. Comme il n’y a plus d’opposition organisée et structurée par des partis et des syndicats orientés vers le socialisme, le libéralisme et le capitalisme sont passés à l’offensive. C’est l’époque de la célèbre déclaration du milliardaire américain Warren Buffet : « actuellement, il y a une guerre de classe, nous sommes en train de la gagner, c’est ma classe, la bourgeoisie qui va gagner cette guerre ». Les bourgeois sont conscients de leurs intérêts, de leur identité, ils savent s’organiser, ils savent se solidariser et mènent leur politique de manière cohérente et logique. Comme de l’autre côté, il n’y avait pas de véritable opposition, le résultat c’est que la ville est de plus en plus ségrégative. Trotski disait que ce qui caractérise la dynamique du capitalisme c’est le « développement inégal et combiné » : l’inégalité résulte d’une articulation complémentaire entre le développement de la richesse d’un côté, et de la pauvreté de l’autre côté. L’un ne va avec l’autre. Cela se traduit par l’accentuation des inégalités spatiales : c’est ce que l’on appelle la ségrégation sociale. Les politiques menées sur le plan urbanistique essaient de réduire, de limiter un peu l’accentuation des inégalités socio-spatiales, et on a appelé cela la politique de la ville. La politique de la ville c’est moins le maintien de l’ordre par la répression que par la prévention. Je répète toujours dans mes articles : qui dit politique de la ville, dit police de la ville au sens du philosophe Jacques Rancière, c’est-à-dire l’organisation planifiée du maintien de l’ordre par tous les moyens économiques, financiers, institutionnels, idéologiques mais aussi spatiaux et en dernière instance répressifs.
Que pensez-vous du concept de gentrification et de la dialectique entre justice spatiale et droit à la ville?
Je ne suis pas d’accord avec le concept de gentrification car sur le plan étymologique, il ne dit rien de la nature de classe des couches qui colonisent les quartiers populaires. Le terme vient de gentry qui veut dire en anglais petite noblesse terrienne. C’est un concept qui ne renseigne aucunement sur la nature de classe des envahisseurs des quartiers populaires. Ceux-ci ne sont pas des bourgeois. Ils font partie de la petite bourgeoisie intellectuelle, celle dont le capital est un capital scolaire, intellectuel et relationnel. Et il est logique que nous ne parlions pas de la nature de classe de ces envahisseurs car les sociologues ou les géographes qui étudient cette question appartiennent à cette classe sociale.
Beaucoup de chercheurs urbains que je connais, experts ès gentrification, participent volontairement ou non à ce processus. Et je ne suis pas d’accord avec ce concept surtout pour des raisons politiques car on met l’accent sur les gens qui arrivent et pas sur les gens qui partent. On s’occupe beaucoup moins de ceux qui sont délogés. Or, on ne sait pas de quelle manière ils s’en vont, où ils vont, ce qu’ils deviennent. On s’occupe beaucoup des mœurs, des habitudes, des modes de vie de ceux que l’on appelle les « bobos » — une notion journalistique — que j’utilise avec des guillemets avec ironie en raison du refus de cette classe intermédiaire qui occupe les centre-villes, qui fait de grands discours de gauche mais qui se comporte de fait en territoire conquis dans les anciens quartiers populaires en voie de « gentrification » et impose son mode de vie et ses habitudes. En fait, la gentrification, c’est l’expulsion des classes populaires des quartiers populaires. C’est pourquoi il faudrait plutôt utiliser un autre terme, parler de « dépeuplement » des quartiers populaires avec un sens particulier : pas au sens démographique ou géographique de désertification, mais au sens sociologique d’éviction des classes populaires.
En France, cette suggestion paraît irrecevable dans le petit monde académique car la plupart des chercheurs et chercheuses qui travaillent sur la gentrification ont très bonne conscience : d’un côté, ils critiquent la gentrification mais dans la pratique, non seulement ils ne luttent pas pratiquement contre ce phénomène, mais beaucoup d’entre eux participent à son développement en investissant les quartiers populaires pour se loger. La question à poser est finalement la suivante : à quoi servent et à qui profitent les études sur la gentrification ? Il y a des gens qui sont très contents de ces études, par exemple les agents immobiliers, les marchands de biens, les bureaux d’études de Bouygues ou de Vinci.
Les études sur la gentrification montrent, en effet, pourquoi tel quartier est un quartier attractif, qui vient s’y installer et pourquoi. Un jour, je me suis fait passer pour un « bobo », acheteur potentiel d’un logement, et j’ai interrogé des agents immobiliers qui m’ont dit : « Ce n’est pas la peine de faire des études de marché, on regarde les études de chercheurs critiques et on voit que le bas-Montreuil [partie d’une commune limitrophe de Paris], par exemple, c’est un lieu où les prix augmentent, il y a des affaires à faire, il y a beaucoup d’entrepôts, des usines, des friches industrielles, avec un habitat populaire dégradé. C’est là qu’il faut investir ».
Comment résister à cela?
C’est très difficile étant donné que les chercheurs dits critiques ne luttent absolument pas contre la gentrification. À l’exception de quelques cas isolés d’étudiants et d’enseigants-chercheurs, la majorité n’est jamais dans les luttes. Pour eux, la gentrification est un thème d’études qui leur permet de faire carrière dans l’université. Or, le rôle d’un chercheur qui se dit de gauche devrait être de contribuer, par ses connaissances, à aider les gens à se mobiliser, à s’organiser et à riposter. Pour ma part, par exemple, il y a cinq ans, je participais dans les quartiers nord de Marseille avec des étudiants à une lutte contre la « rénovation urbaine ». Notre rôle était d’aider les gens à comprendre quelle était la stratégie des dominants pour les expulser, qu’est-ce qu’il y avait derrière la politique de la ville, comment on essayait de requalifier leur quartier en expulsant une partie de la population. C’était aussi les aider à élaborer un contre-projet pour que, lorsqu’il y a des réunions de concertation, les habitants puissent être capables de riposter aux discours des élus locaux, des architectes et urbanistes qui leur disent : « c’est formidable ce qu’on va faire dans votre quartier », alors qu’ils se font « enfumer », comme on dit dans les milieux populaires, par des discours rassurants et trompeurs des politiciens et des experts en aménagement urbain.
En Amérique latine et en Espagne, il y a une grande tradition d’auto-organisation des quartiers populaires pour résister au processus de gentrification ou dépeuplement au sens où je l’ai dit, et il y a beaucoup plus de professeurs et d’étudiants en architecture, urbanisme ou sociologie qui sont aux côtés des habitants pour résister et qui sont capables, face à n’importe quel discours du maire, d’un expert, etc. de prendre la parole et de saboter les réunions dites de concertation. On peut dire alors qu’une partie de l’intelligentsia se radicalise et met ses connaissances au service du prolétariat.
Dans droit à la ville, il y a le mot droit, vous êtes favorable à la judiciarisation du droit à la ville?
C’est très dangereux le Droit avec un D majuscule. Je ne vais pas revenir à Marx et Engels, mais laissez-moi vous rappeler que Marx a fait la « critique de la philosophie du droit de Hegel ». Le droit c’est souvent quelque chose accordé par les puissants, on vous donne droit de… Le droit est une notion juridique bourgeoise, et quand il y a des droits c’est à l’issue de batailles sociales importantes. Comme l’affirmait le sociologue Pierre Bourdieu, « le droit est toujours la codification de rapport de forces ». Il ne faut donc pas le fétichiser. Les droits de l’Homme de 1789, c’était le résultat d’une révolution. Il n’y a pas de droits acquis, ce sont toujours des droits conquis. Les droits se conquièrent. Les revendiquer c’est toujours dangereux car c’est demander à l’Etat de reconnaitre un droit. Or, si l’on est un communiste ou un anarchiste conséquent, on doit s’attaquer à l’Etat, car celui-ci est illégitime en tant que pouvoir institutionnalisé des classes dominantes. Donc, pour le droit à la ville, on ne doit pas le demander à l’Etat mais lui imposer. On ne doit pas demander à l’Etat de légaliser le droit à la ville car ce serait inutile. Le droit à la ville peut servir de slogan aux politiciens pour justifier leurs politiques. Le droit au logement est inscrit dans la constitution.
Pourtant il n’a jamais été appliqué. Rien qu’à Paris, on a un million deux cents mille demandes de logements sociaux non satisfaites. Le droit est une notion qui renvoie à l’Etat, et si l’on ne fait pas de critique de l’Etat, on reste toujours dépendant et tributaire de l’Etat, on est demandeur, quémandeur. Or, le droit à la ville doit s’imposer par un rapport de forces, quel qu’il soit, comme le droit au travail. Tous les droits sont des conquêtes et qui dit conquête dit affrontement. Cela renvoie donc à la lutte des classes.
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Lien vers le numéro de la revue Passerelle