L’énergie fossile
Extrait du Petit traité d’oeconomie
Pierre Calame, 2018
En 1755, l’Encyclopédie jette un « o » à la poubelle : ce qui s’appelait jusque-là « œconomie » devient « économie ». En perdant son « o », l’économie perd aussi progressivement la mémoire de son sens premier (oïkos, maison, nomos, loi), et s’autonomise de la gestion du reste de la société jusqu’à présenter les lois qu’elle énonce comme des lois naturelles auxquelles on ne peut que souscrire.
Mais aujourd’hui, l’humanité est confrontée à une exigence pressante : assurer le bien-être de tous dans le respect des limites de la planète. Seul un retour à l’œconomie peut permettre de concilier les nécessités économiques avec le fait incontournable que les ressources naturelles sont limitées, et c’est l’objet de ce petit traité. En assumant pleinement son étymologie, l’œconomie devient ainsi la branche de la gouvernance qui s’applique aux domaines particuliers de la production, de la circulation et de la consommation de biens et de services.
Ci-dessous un extrait traitant de l’énergie fossile comme monnaie à part entière et le régime des quotas.
L’énergie fossile, une monnaie à part entière
L’énergie fossile constitue d’ores et déjà une monnaie à part entière : unité de compte avec la tonne équivalent pétrole ; moyen de paiement avec le développement du troc international ; réserve de valeur, par le stockage tampon ou par les gisements inexploités. Mais le régime de gouvernance par les quotas négociables donne à cette monnaie énergie toute son importance. En effet, tout au long du processus de production, s’incorpore de l’énergie fossile, débitée des quotas disponibles quand elle rentre dans le processus de production puis de distribution, recréditée lors de la vente. Ce qui permet d’incorporer l’énergie grise dans les débits et crédits, sans avoir nécessairement recours à une taxation de l’énergie à la frontière : les productions fondées sur un usage peu efficace de l’énergie sont automatiquement pénalisées puisqu’elles font débourser au client final une part élevée de son quota, l’obligeant à se réapprovisionner sur le marché des quotas où le prix « de l’énergie fossile », exprimé en dollars ou en toute autre unité, ira croissant au fur et à mesure que les plafonds d’émission mondiale de gaz à effet de serre s’abaisseront d’année en année pour respecter le seuil de réchauffement de 1,5 °C à la fin du siècle.
Sans attendre un accord mondial sur le régime des quotas négociables et sur la répartition des quotas entre différents pays en fonction de principes de justice climatique, l’Union européenne pourrait parfaitement prendre l’initiative unilatérale de créer ainsi cette monnaie énergie en son sein, en utilisant, lorsque les produits importés ne disposent pas d’une traçabilité fiable de l’énergie grise, la même logique qu’on utilise en cas de perte d’un ticket d’autoroute : on fait l’hypothèse que la dépense est maximum. Ce serait le premier pas vers une réforme de l’OMC.
Le régime de gouvernance de l’énergie fossile
Le régime de gouvernance de l’énergie fossile est déterminé par cinq caractéristiques.
Tout d’abord, la quantité d’énergie fossile mobilisable par les activités humaines n’est plus bornée par la ressource, mais par le plafond à respecter pour les émissions de gaz à effet de serre, de façon à limiter le réchauffement climatique. Ce plafond est, en outre, appelé à diminuer chaque année : le monde est aujourd’hui sur une trajectoire conduisant à plus de 3 °C du réchauffement d’ici la fin du siècle, ce qui représente un saut dans l’inconnu. Le régime de gouvernance approprié est donc celui du rationnement.
Seconde caractéristique, les effets des émissions de gaz à effet de serre sont atténués par les puits de carbone, grandes zones forestières et steppiques, océans (on a d’énormes incertitudes quant à la capacité des océans ou des régions froides à continuer à absorber du CO2 et à stocker du carbone). La question de la propriété ou du droit d’usage des puits de carbone est de ce fait capitale. Actuellement, tout se passe comme si ces puits de carbone étaient appropriés, où qu’ils se trouvent, par les gros émetteurs de gaz carbonique.
Troisième caractéristique, l’énergie est présente dans toutes les activités humaines mais, dans chacune d’entre elles, l’efficacité d’usage de l’énergie fossile peut varier du tout au tout, du fait du recours à des énergies renouvelables, du fait de l’efficacité technique (par exemple dans le bâtiment et l’industrie) ou des choix collectifs (par exemple pour la mobilité). Ce qui implique que le régime de gouvernance doit être traité comme un tout et qu’il est capable d’inciter à l’efficacité dans tous les domaines de la vie en société.
Quatrième caractéristique, l’élasticité de la consommation d’énergie par rapport au revenu est positive mais inférieure à 1 : plus le revenu s’élève, plus on consomme d’énergie ; en revanche, la part des dépenses d’énergie dans le budget total décroît avec le revenu*. Cela tient au fait qu’il y a des dépenses pratiquement contraintes, celles de l’alimentation, du chauffage et du transport, d’autant plus que les ménages pauvres n’ont pas pu investir dans l’efficacité énergétique. Quand le revenu s’élève, les logements sont plus grands, les déplacements de loisirs et de voyage augmentent, l’alimentation (qui au total représente 30 à 40 % du total de l’énergie consommée dans le monde) s’enrichit ; la consommation d’énergie augmente, mais dans de moindres proportions. Le corollaire de ce constat est que si les dépenses d’énergie sont assez constantes pour la fraction la plus pauvre de la population, elles varient dans des proportions considérables, on parle de 1 à 10, dans les classes moyennes supérieures où le contraste est grand entre ménages à comportement écologique et ménages à comportement consumériste1. Conséquence, si l’on veut agir sur le prix de l’énergie pour réduire les consommations, il devient indispensable de lutter contre la précarité énergétique en assurant un socle d’énergie fossile à bon marché ou en rétrocédant l’argent correspondant aux ménages les plus pauvres. Ce qui devient vite une usine à gaz.
Cinquième caractéristique, c’est l’accumulation sur longue durée des émissions de gaz à effet de serre stables, comme le dioxyde de carbone qui est la source du réchauffement. Dans le « droit à émettre » des différents pays, on ne peut pas ne pas prendre en compte les émissions passées : la justice climatique est la condition d’acceptation du rationnement des émissions.
À partir de ces cinq caractéristiques, en particulier du rationnement global, quatre types de régimes de gouvernance sont imaginables :
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l’allocation par le marché, en mettant l’énergie aux enchères. Cette mise aux enchères, avec un plafonnement des quantités mises sur le marché, revient, compte tenu des différences de richesses entre pays et au sein d’un même pays, à permettre aux riches d’utiliser toute l’énergie fossile qu’ils souhaitent et à laisser les pauvres dans un état de précarité énergétique. Dans l’économie actuelle, il y a bien allocation par le marché, mais avec une différence majeure : il n’y a pas de plafonnement des quantités disponibles, ce qui explique qu’après trente ans de vibrants discours, la situation empire d’année en année ;
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le rationnement pur, que l’on connaît en période de guerre pour répartir l’alimentation, chacun disposant de tickets de rationnement qu’il utilise ou n’utilise pas, le marché noir se chargeant des éventuels ajustements ; il y a bien sanction des consommations excessives ;
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la fixation d’une taxe pour la tonne de gaz carbonique émise, ce qui revient à un renchérissement du prix de l’énergie fossile en vue d’inciter à économiser une ressource devenue chère, en augmentant la taxation jusqu’à ce que la quantité consommée soit égale au plafond fixé. Mêmes résultats qu’un mécanisme de mise aux enchères : profiter aux riches, pénaliser les pauvres. Outre la nécessité de mécanismes de rétrocession, ce régime de gouvernance exige que la taxe carbone soit adoptée dans des espaces économiques larges, l’Europe voire le monde. Sinon, au lieu de réduire les consommations totales d’énergie fossile, on délocalise toutes les activités grandes consommatrices, le moins-disant énergétique venant s’ajouter au moins-disant fiscal et au moins-disant social ;
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le seul régime de gouvernance cohérent avec les objectifs de l’œconomie et avec les caractéristiques propres de l’énergie fossile est le quatrième régime, celui des quotas généralisés négociables qui concilie l’impératif d’intégrité de la biosphère (plafonnement), la justice sociale (égal droit d’accès à tous à un bien de catégorie 2) et l’efficacité (la possibilité de vendre une partie de son quota étant une formidable incitation à l’efficacité énergétique)2.
Ce régime de quotas négociables est doté de deux autres vertus. Tout d’abord, il oblige à prendre en compte dans les consommations d’énergie fossile non seulement la consommation apparente d’électricité, de gaz, de pétrole ou de charbon mais aussi l’« énergie grise* », celle qui a été nécessaire à la production, au transport et à la distribution des biens que nous consommons. Or, en Europe, cette énergie grise représente plus du tiers de l’énergie finale consommée. Avec un système de quotas, les activités de production consomment leurs quotas, mais se trouvent remboursées lors de la vente de ces biens de sorte que c’est bien l’utilisateur final qui débite ce montant sur son quota énergie ; un mécanisme très semblable à celui de la TVA. Ensuite, ce mécanisme, et c’est bien ce qui fait peur aux pays riches, conduit les pays les plus consommateurs en énergie fossile par tête d’habitant à acheter une part de leurs quotas aux pays pauvres, faibles consommateurs d’énergie par nécessité plutôt que par vertu, ces ressources pouvant éventuellement être fléchées en direction de l’efficacité énergétique ou des efforts d’adaptation au changement climatique. Or, de conférence des parties en conférence des parties, les pays les plus anciennement et les plus forts consommateurs en énergie jurent la main sur le cœur qu’ils vont aider les pays pauvres, mais les milliards promis ne sortent jamais des caisses.
Le régime de gouvernance par quotas négociables est une gouvernance à multiniveaux
Les quotas sont répartis entre territoires. Au sein de chaque territoire, l’énergie se trouve répartie dans des proportions variables entre acteurs privés et acteurs publics, et il s’établit un premier niveau de marché interne des quotas. Le niveau national ou régional est un second niveau d’ajustement de l’offre et de la demande de quotas. Le niveau mondial est le niveau final.
Un des arguments opposés au système des quotas négociables est que l’on ne connaît pas l’énergie grise. Il faut en effet totaliser les consommations tout au long de la filière. Mais en réalité, cette totalisation est bien plus simple que les mécanismes de cumul de la TVA que l’on pratique aujourd’hui quotidiennement ; dès lors qu’a été instaurée une taxe à la valeur ajoutée avec des mécanismes de récupération de proche en proche, cette totalisation est devenue naturelle. A fortiori, avec un système de quotas négociables où chaque acteur a directement intérêt à récupérer auprès de l’acteur suivant le quantum d’énergie qui lui a été nécessaire à la production. Ce n’est pas la traçabilité qui conditionne la faisabilité, c’est la mise en œuvre du système qui crée la traçabilité.
L’intérêt, enfin, est que le système pourrait être mis en place unilatéralement par l’Union européenne ou l’Union européenne et la Chine, les importations qui bénéficient de l’énergie fossile à bon marché se trouvant, en fait, pénalisées.
On répond aussi aux objections à l’égard de la taxation carbone aux frontières, dont les pays fortement exportateurs, comme l’Allemagne, redoutent les mesures de rétorsion ; en effet, avec les quotas, les importations ne sont pas taxées, mais leur contenu carbone vient se déduire du quota de l’utilisateur final.