Le sens d’un Grand Prix de l’urbanisme
Entretien avec Frederic Bonnet
Michel Lussault, Philippe Panerai, 2014
Lors du bouclage du numéro du numéro 7 de Tous urbains nous avions appris que notre ami Frédéric Bonnet, un de nos éditorialistes et animateurs de la revue, venait d’être lauréat du grand prix de l’urbanisme 2014. Cette nouvelle nous avait trouvés à la fois contents, pour cette reconnaissance, et mécontents, de n’avoir ni temps ni place pour célébrer cette récompense, et notre plaisir d’y être un peu associés (puisque le jury soulignait l’originalité de l’implication de Frédéric dans une action constante de réflexion intellectuelle et de recherche, pas si fréquente dans la profession, dont Tous urbains bénéficie). Du coup, il était évident que le numéro 8, celui que vous être en train de lire, devait se faire écho de ce prix, mais comment — pour éviter autant que faire se peut l’autocélébration ? Il nous a semblé, après une discussion nourrie au comité de rédaction, que la meilleure façon de procéder était de consacrer à Frédéric notre entretien et de le faire comme s’il s’agissait d’une personne extérieure à la revue, avec comme simple motivation de comprendre ce que le jury avait voulu reconnaître en accordant cette distinction à un professionnel de cette génération (il est né en 1965) et adoptant un registre d’intervention bien particulier — comme on pourra le constater ci-après. En effet, même s’il n’avait pas été des nôtres, nous aurions de toute manière aimé l’interroger et recueillir sa vision de la pratique contemporaine de l’architecture et de l’urbanisme. Car il s’agit d’une des lignes éditoriales principales de Tous urbains, qui se veut, rappelons-le, une revue d’intervention qui entend lier indissociablement les questions de connaissance des réalités urbaines avec celles renvoyant aux modalités concrètes et tangibles de l’action publique.
Nous n’avons pas été déçus de notre rencontre (c’est heureux!) tant la discussion fut riche et aborda la plupart des enjeux du moment. En particulier, nous eûmes la possibilité de débattre de la question de la nécessité de sortir des routines et des chemins bien balisés des projets livrés clefs en mains, insensibles au contexte. Mais on lira également de beaux passages sur l’impératif de prendre en compte les expertises habitantes (en des termes qui rappellent le credo de « l’urbanisme tactique » pratiqué en Amérique du Nord) ou encore une réflexion intéressante sur le rôle des outils de visualisation. Au bout du compte, c’est bien un métier d’architecte en mutation, en raison même des conditions de l’actuelle urbanisation du monde, que Frédéric Bonnet met ici en exergue.
Michel Lussault
Tous urbains (TU) : Comment recevez-vous ce grand prix de l’urbanisme?
Frédéric Bonnet (FB) : Depuis que ce prix m’a été attribué, je m’aperçois qu’on insiste souvent sur le fait que je suis relativement jeune et il est beaucoup question de « nouvelle génération ». Sans doute, mais je crois aussi que l’urbanisme se nourrit d’héritages. J’ai appris de personnes plus âgées, qui ont eu ou pas le grand prix d’urbanisme, desquelles je continue d’apprendre. On n’invente pas le monde tous les jours, ceux qui nous précèdent ont souvent été des défricheurs ; cette question de l’héritage, de ce qu’un enseignement transmet est pour moi fondamentale. Pour autant, il y a de nouvelles conditions auxquelles tout le monde est soumis, en particulier les personnes de ma génération. De nouvelles questions se posent et, du point de vue du métier d’architecte, le modèle de fabrication de la ville est en train de changer. Pour faire simple et se référer au cas français, le modèle du projet urbain qui jusqu’à présent était très lié aux métropoles, aux villes riches, ou du moins aux villes pouvant bénéficier de moyens importants (avec les Opérations d’Intérêt National, par exemple), est en perte de vitesse. Ce fut sans doute une référence mais ce n’est certainement plus comme cela que l’on peut répondre aux questions multiples qui se posent sur les territoires et qui sont bien plus contrastées. Aujourd’hui, les problèmes importants des espaces ruraux ou périurbains peu denses qui ne sont pas directement liés aux métropoles, mais aussi l’approche des territoires métropolitains eux-mêmes, se posent différemment aux architectes et urbanistes de ma génération.
TU : Ces préoccupations « générationnelles » vous apparaissent comme ayant été un des critères d’appréciation par le jury du Grand Prix et donc le prix témoignerait d’une prise en compte des nouvelles modalités que vous évoquez ?
FB : En effet, ce choix cristallise cette prise de conscience. Il y a de nombreux sujets qui ne sont pas forcément nouveaux intrinsèquement mais dont la déclinaison est importante pour des territoires qui ne bénéficient pas de réflexions très abouties jusqu’à présent, parce qu’ils n’intéressaient pas beaucoup les experts et les professionnels, et qu’ils n’ont souvent pas les moyens de pouvoir réfléchir à leur devenir. Je me suis beaucoup engagé avec notre agence Obras et Marc Bigarnet dans l’accompagnement de ce type de territoires et j’imagine que cela fait partie de la distinction. Il m’arrive d’avoir des commandes traditionnelles pour un architecte-urbaniste français, émanant de communes bien outillées avec des élus éclairés, pourvues d’un techno-système très élaboré et très savant mais j’ai aussi et surtout des commandes de conseils, venus de territoires plus pauvres voire délaissés et moins outillés. Ce type d’activité est un engagement au sens fort du terme, parfois plus difficile car on n’a alors plus les mêmes conditions de travail que dans les villes plus riches.
TU : Il paraît important, au regard de ce que vous dites sur l’effet génération, de préciser dans quelle généalogie vous vous inscrivez et le rapport à la question de l’enseignement, de la transmission, question qui n’est pas complètement indépendante de celle de la généalogie.
FB : Pour moi, dans l’enseignement, deux choses se lient immédiatement : la transmission et aussi, nécessairement, l’invention ; un enseignement transmet des savoir-faire que l’on peut réutiliser mais aussi une invention permanente qui permet d’avancer. Donc savoir acquis et expérimentation sont indissociables. Par l’enseignement, on transmet et on reçoit l’intérêt pour d’autres champs de connaissances, d’autres types de compétences. Il va de soi qu’un architecte exerce son métier avec des outils qui lui sont propres mais il doit nécessairement s’ouvrir à une culture plus large. Pour moi, l’échange entre générations et entre disciplines est une nécessité et une force. Je ne vois pas très bien comment on peut faire ce métier d’architecte-urbaniste sans être un peu curieux de ce qui s’est passé avant, du contexte dans lequel on se situe, des acteurs présents ou passés, des partages d’analyse… J’insiste sur cette question de la pluralité qui n’est d’ailleurs pas étrangère à mon engagement dans la revue Tous Urbains, où s’expriment des disciplines et des expériences très diverses : philosophes, sociologues, géographes, économistes, architectes. Je crois que ce partage d’idées avec des gens qui travaillent sur le domaine urbain mais n’ont pas les mêmes outils, les mêmes corpus, les mêmes références est vraiment très fécond.
TU : Par rapport à cette question, pourriez-vous nous dire qui sont vos « mentors », quels seraient vos univers de référence à la fois du côté des architectes-urbanistes mais aussi du côté de ceux qui constituent les ressources que vous utilisez pour cette partie de travail reconnue aussi par ce grand prix, c’est à dire une activité de recherche, de problématisation, qui est peut-être plus développée chez vous que chez certains de vos confrères ?
Frederic Bonnet : Je lis beaucoup de textes d’architectes de la modernité qui ont toujours écrit sur la ville, et c’est important de la souligner : y compris dans les textes fondateurs, il y a des choses essentielles qui ont été écrites sur les territoires, qui montrent que l’activité n’a jamais été centrée uniquement sur l’objet. Les architectes nordiques ont eu beaucoup d’impact sur ma façon d’appréhender mon métier, par la manière dont ils envisagent le rapport entre l’objet construit et l’environnement. Mais par-dessus tout j’ai beaucoup travaillé avec Bruno Fortier, Patrick Berger, Chris Younes et Didier Rebois. Ces quatre personnalités sont très différentes et ont des engagements très divers. Mais ils m’ont chacun apporté des fondamentaux intellectuels, ils ont eu beaucoup d’impact sur la façon dont j’ai appris pas à pas à construire des liens entre les échelles. Ils m’ont permis d’appréhender les différences et les liens entre la question architecturale et la question du territoire. J’assume totalement le caractère hétéroclite de cet assemblage. Je ne suis pas sous l’influence d’une école mais j’ai fait mon miel d’expériences humaines fortes qui m’ont posé des questions très particulières et qui aujourd’hui sont toujours à l’œuvre dans ma démarche. Je leur en suis très reconnaissant.
Par ailleurs, je continue à lire un grand nombre de textes, souvent issus d’autres disciplines. Depuis une dizaine d’année, l’économie me passionne, par exemple, même si cela est une discipline fort éloignée de mon univers. Chris Younès a accentué mon intérêt pour la réflexion des philosophes, sans lesquels chacun est aujourd’hui plutôt démuni.
Enfin, et c’est important, je suis un grand lecteur de littérature et de poésie, de récits de voyages – y compris historiques –, de textes anciens. Nous travaillons avec une « épaisseur culturelle » qui est aussi révélée par ce corpus littéraire. Pour comprendre l’Amérique du Nord, par exemple, on peut lire les analyses des sociologues, mais la littérature contemporaine américaine n’est pas moins révélatrice des paradoxes qui caractérisent ce continent, entre effroi et enthousiasme. J’ai la même relation avec les pays du nord, avec la culture méditerranéenne, ancrée dans la complexité des récits et de la littérature. Ma culture polyglotte est aussi une manière d’être urbaniste en cherchant les plus profonds ancrages.
TU : Revenons sur l’enseignement. En fait l’enseignement est l’occasion de se poser des questions, les étudiants nous y forcent, en quelque sorte. Ne pensez-vous pas que ces questions font aller plus loin dans les raisonnements et permettent de s’émanciper des réponses toutes faites ?
FB : Enseigner, ce n’est pas fabriquer de la recette ou de la doctrine. Ce n’est pas dire quoiqu’il arrive face à une situation A, la bonne réponse est A’. Ceci dit, il faut apprendre aux étudiants un certain nombre d’outils et ce n’est pas incompatible. Le débat sur la doctrine n’est pas encore tranché, il y a encore beaucoup de positions automatiques, non interrogées ni même explicitées, comme par exemple lorsqu’on dit « l’urbanité va nécessairement de pair avec une certaine compacité, des rues délimitées par des bâtiments… »
TU : Vous entendez par « doctrine » quelque chose qui serait postulé comme un corpus non réfléchi, non problématisé ?
FB : il est vrai que le mot doctrine a une signification plus noble, mais je veux surtout dire qu’on ne peut plus être « doctrinaire », car les situations sont de plus en plus complexes, diverses. Ainsi, en fonction du moment où on répond à un problème, de la situation sociale et politique, la réponse peut faire référence à un corpus déjà constitué et consolidé, mais il ne doit jamais exister d’automatisme. Ce souci de ne jamais répondre de façon prédéfinie, de s’obliger à l’ingénuité, c’est ce qu’il importe d’enseigner — ce n’est pas le plus facile parce que les étudiants n’aiment pas tellement l’incertitude. Nous avons affaire à une génération qui a besoin d’être rassurée, qui a besoin qu’on lui donne des règles et ce côté trop expérimental peut perturber. A cet égard on peut être critique sur l’évolution récente de l’enseignement au Lycée, trop passif et fondé sur la reproduction de procédures. Or, la solution à une question ne va jamais de soi, mais nécessite une réflexion plus large que ce qui pourrait apparaître a priori suffisant si l’on se contentait d’appliquer des principes « clefs en main ». C’est tout un univers académique qui se trouve ici mis en cause. Même si les formes urbaines ou la spatialité font penser que deux situations sont semblables, le contexte économique ou politique fait qu’un projet sera être différent de l’autre. Même si la configuration et l’aspect d’un espace donné est semblable à ce qu’on a observé et traité ailleurs, les processus ne peuvent pas être dupliqués, car à un endroit il y aura moins d’énergie que dans un autre, à tel endroit il y aura un maire ou des acteurs locaux très volontaires et pas ailleurs. La prise en compte de ces éléments non spatiaux dans les propositions de projet formel perturbe beaucoup les éléments qui, éventuellement, de manière doctrinaire, viendraient faire « coller » sur un lieu une forme plutôt qu’une autre
TU : Mais de ce point de vue pour un non-architecte observateur de l’urbain, on aurait pu penser que la logique même du projet aurait permis d’habiliter ce que vous présentez, c’est à dire l’importance du contexte et l’importance de la prise en compte des éléments non directement spatiaux (au sens de la géographie matérielle) d’une opération et que le projet aurait pu être un instrument affirmant la spécificité de chaque cas, poussant les maîtres d’ouvrage et les maîtres d’œuvre à inventer une réponse toujours circonstancielle. Or, on a l’impression, en vous écoutant, que ces vingt ou trente dernières années la logique de projet a presque produit l’inverse, c’est-à-dire une généralisation de la tentation de reproduire sans cesse les mêmes types de programme et les mêmes types de réponses quel que soit le contexte ?
FB : En fait les acteurs des projets ne réfléchissent pas autant qu’on le croit sur les territoires. Souvent, le processus de production prime sur la réflexion. On se cale sur un mode de routine pour fabriquer des quartiers de logement d’investisseurs, des zones d’activité qui ne sont que des produits standards. En gros, on sait à peu près les financer avec une gouvernance donnée qui correspond à un besoin, pas cher, et cela correspond bien à une logique de produits. Le logement c’est beaucoup cela : même dans les opérations un peu savantes et complexes en apparence, où travaillent ensemble urbanistes, maître d’ouvrages, élus, on met de l’énergie dans la réflexion mais au final la trame qu’on imagine est un réceptacle de produits immobiliers qui sont déjà grandement pré-définis. L’objet construit est une chose donnée, et on fabrique en fait une matrice pour en implanter toute une série. Il faut énormément réfléchir et lutter pour présenter quelque chose qui va au-delà de la simple juxtaposition de produits immobiliers. Beaucoup de pugnacité est nécessaire pour, sortant de ces logiques dominantes, faire des choses qui ne soient pas banales, dans un cadre de plus en plus contraint et normalisé. On peut m’opposer le fait que le Paris du XIXe s’est construit comme cela, de façon très cadrée et guidée par le lien entre système de production, logique économique et rapport au politique. Ce que nous admirons aujourd’hui a été créé avec des logiques comparables à celle d’aujourd’hui. Mais malgré tout, je pense qu’il y a une différence : à cette époque, on ne faisait pas semblant. Alors que de nos jours, on essaie de produire l’illusion de la complexité et de la diversité, on demande à l’architecte in fine, de fabriquer une illusion de temporalité, de fabriquer un « avant » et un « après », comme s’il y avait des spécificités de chaque projet alors que on se tient toujours dans une logique de production asservie. On se dit alors que l’architecture a juste servi à « colorer », décorer un processus standardisé.
TU : Si on se replace dans une perspective de bonne durée, on constate qu’un certain nombre de questions soulevées par une précédente génération d’architectes, en réaction à la génération encore précédente, se sont transformées très vite en recettes, du fait d’une triple pesanteur économique, bureaucratique, doctrinaire. Tout cela explique que l’architecture est toujours guettée par l’éternel danger de l’académisme : on finit par ne plus savoir pourquoi on fait les choses, ce qui est commode et rassurant. Vous qui connaissez bien les pays scandinaves et en particulier le cas finlandais, y puisez-vous des ressources permettant de distinguer la singularité de chaque opération, la capacité de faire une place aux différences et des moyens pour aller vers une architecture ou un urbanisme de projets plus différencié et plus adapté au contexte ? Et comment faire bouger ce système français qui peut apparaître très verrouillé de ce point de vue ?
F B : Dans les pays du Nord, il y a des manières très différentes de faire. La relation spécifique à la nature est réelle mais je ne m’étendrai pas sur ce sujet bien connu. Ce qui est le plus intéressant à mon sens, c’est leur rapport à la modernité. Le grand enseignement d’Helsinki par exemple, ou d’autres villes qui se sont beaucoup développées après-guerre (une grande partie du bâti date de moins de 70 ans) est que les bâtiments « modernes » stricto sensu sont parfaitement intégrés, font partie du quotidien urbain : on ne s’excuse pas à un moment d’avoir été moderne, au plan architectural et urbanistique. C’est très différent en France. De plus, ce qui a été construit dans les années 50/60 dans les pays du Nord est beaucoup plus diversifié que les grandes cités construites en France après-guerre. Il y a là-bas une diversité typologique et donc une diversité sociale dans ces quartiers modernes sans équivalent ici dans les grands ensembles. Le rapport à la modernité est donc plus serein et il n’y a pas cette idée qu’une partie du territoire est une sorte de parenthèse malheureuse, comme en France où l’on culpabilise d’avoir fait ces constructions et où l’on prétend devoir sinon effacer du moins escamoter la présence et renier ces ensembles. Et cette façon de faire a beaucoup d’impact, il y a une plus grande liberté dans la manière de proposer, d’installer les architectures dans le territoire, dans le rapport avec le public.
TU : Il existe tout de même en France des tentatives qui vont en ce sens ?
FB : Oui, bien sûr, mais il n’en reste pas moins que ces expériences sont relativement marginales, et on reste avec un héritage lourd, avec lequel il est difficile de composer, pas seulement d’un point de vue architectural mais culturel et politique. Ce rapport pervers avec la modernité nous handicape lourdement. Il explique que, en région parisienne par exemple, les développements urbains récents soient d’une si piètre qualité architecturale, pour avoir voulu quelque chose le plus éloigné possible de la modernité, pour éviter de se frotter vraiment au problème.
TU : Comment parvenez-vous pour faire passer auprès du maître d’ouvrage, car il y a sans doute une responsabilité aussi de ce côté-là, la nécessité d’être plus attentif au contexte, ne pas être dépendant de solutions passe-partout ? Comment et autour de quels thèmes construisez-vous les enjeux majeurs d’une situation, en considérant donc que chaque situation définit ses enjeux. Comment s’y prendre et ainsi proposer une manière différente de voir les choses et de pratiquer l’urbanisme ?
Frederic Bonnet : D’abord on doit rappeler que nous, architectes-urbanistes, ne sommes qu’un maillon des transformations. On peut dire ce qu’on veut, si à un moment le processus de décision ne s’enclenche pas et si la réalisation n’a pas lieu, on ne parvient pas à changer grand-chose, même si on peut penser que l’acculturation des acteurs est déjà un premier pas important. Cela dit, à mon sens, les stratégies de conviction, qui permettent le passage de la réflexion à l’action exigent, non pas de la prudence, mais de prendre le risque de tout dire y compris des choses qui peuvent être désagréables, notamment en énonçant clairement les enjeux sociaux, les enjeux économiques, les impacts contradictoires d’un projet, même s’ils produisent d’abord de l’inconfort politique. Il faut tout exposer, éviter de ne se fonder que sur le très beau dessin du concepteur qui séduira uniquement par la vision apaisée, ce qui n’est pas inutile, mais ne suffit pas. A un moment, il faut mettre les « mains dans le cambouis » en exprimant ces choses assez simples comme : « si vous faites comme cela, vous renoncez à autre chose » ; « vous avez un quartier pauvre et un quartier riche qui se jouxtent, quelles conséquences ? » ; « le terrain est trop cher, parlons-en ». Il ne faut pas chercher à esquiver les questions qui fâchent y compris dans les débats publics. Pas de manière provocatrice bien sûr, mais on doit réagir contre le fait qu’aujourd’hui le débat est confisqué par les experts ou/et les communicants, comme si cela ne faisait pas partie de la vie quotidienne. Or, il faut parler d’économie, de coûts, évoquer l’importance des plus-values et ceux qui en bénéficient, il faut parler de risques, de manière claire, afin que cela puisse devenir un sujet partagé. Le politiquement correct est le plus grand danger qui nous guette.
Par ailleurs, on est toujours dans l’idée que tout est compliqué, qu’il y a beaucoup de contraintes et que les contraintes nous empêchent de rêver. Mais ce n’est pas vrai : il y a toujours moyen d’expliquer que les contraintes peuvent parfois être une chance. Par exemple : vous êtes en zone inondable, eh bien cela va vous donner l’opportunité d’avoir une réflexion spécifique qui va valoriser votre travail, valoriser le lieu, offrir une qualité unique (on n’imagine pas une seconde en France qu’un terrain non construit puisse représentée une plus-value… collective). Une telle contrainte vous donne des possibilités de retourner la complexité réglementaire ou technocratique, sectorielle. L’approche « risques » l’approche « réseau », l’approche économique, l’approche foncière tout ce système en boîtes noires spécialisées est fait pour donner l’impression que les marges sont très faibles et que ce que l’on fait est juste d’ordre cosmétique et n’agit qu’à la marge. Décloisonner est un devoir. Il y a enfin un gros travail à faire sur la représentation, le visuel, pour rendre plus accessible notre travail à tous les acteurs, pour qu’il y ait un partage et une possibilité d’apport de chacun.
TU : Cette idée de l’apport de chacun vous est chère, vous vous engagez fortement en faveur de ce qu’on pourrait appeler un urbanisme réellement participatif et pas seulement consultatif.
FB : Oui, mais en France on part de très loin en la matière, même si le choses progressent, malgré les préventions de bien des acteurs économiques et institutionnels. Je regrette aussi que la participation chez nous, lorsqu’on arrive à la mettre en place, reste toujours vicinale, c’est-à-dire entre voisins immédiats d’un projet comme si cela ne concernait pas tout le monde. En Suisse, par exemple, les habitants impliqués dans le participatif sont tirés au sort et il est possible qu’une personne habitant plus loin soit invitée à une réunion et donne son avis sur une place qu’il peut être amené à fréquenter occasionnellement et pas en tant que voisin. Chaque fois qu’il y a concertation en France, cela reste une concertation de voisinage, et c’est agaçant. Comme si l’espace public n’était pas l’affaire de tous y compris de ceux qui le traversent, sans habiter à deux pas. La vision métropolitaine est d’autant plus difficile à insérer dans un tel cadre : la multi-appartenance scalaire n’est pas à l’ordre du jour, Clochemerle domine le débat. Pour qu’il y ait un apport réel à cette concertation, il faut du temps, notamment pour digérer les réponses convenues du départ. Il faut du temps pour que les personnes s’habituent et avec leurs propres moyens et leurs propres outils se fabriquent leur conviction et construisent un argumentaire. Pour revenir sur les pays du Nord, la presse relaie quotidiennement des sujets sur l’aménagement, sur l’architecture, l’environnement ou une question de ville. La question de la ville, de l’habiter, de la façon dont on habite est considérée comme un vrai sujet avec des articles de fond et là j’évoque le cas de quotidiens très diffusés, y compris à la campagne, comme Les Nouvelles d’Helsinki (Helsingin Sanomat) et non pas les journaux spécialisés. En Finlande, c’est un sujet permanent de discussion et d’intérêt. En France même dans des journaux comme Le Monde, les sujets sur la question urbaine sont rares et très « people ».
De plus, si on veut parler participation, il faut transformer notre modèle culturel pour que chacun s’approprie ces sujets et qu’ils ne soient pas toujours portés par les mêmes — par exemple l’aménagement de la ville, c’est l’affaire de Monsieur le Maire. Il faut se reposer collectivement la question de l’intérêt général, ce que peut autoriser le projet participatif. Dans une réunion de concertation, il faut d’abord expliquer que le premier enjeu c’est de retrouver la capacité de chacun à parler de questions communes. Il faut que les habitants apprennent à parler de leurs relations à un ensemble et non pas de leur problème personnel. Et je suis optimiste, on arrive à faire ce travail, mais le problème est qu’il ne va pas de soi, beaucoup sont encore réticents. L’architecte n’est pas non plus le « copain » de quartier qui écoute tout le monde avec mansuétude. Soyons sérieux.
TU : On constate en effet une tentation de mise à l’écart de l’architecte et de l’architecture, de ne pas descendre dans l’arène. N’est-elle pas un héritage d’une situation très propre à la France, qui est que la formation en architecture est restée en dehors de l’enseignement supérieur ? Les architectes sont des artistes à part et comme ils sont des artistes géniaux et incompréhensibles, on ne peut donc pas leur demander leur avis….
FB : Le fait est que nous sommes « à côté », mais je pense qu’il n’est pas illégitime de revendiquer des outils propres et de dire que l’architecture ne se dissout pas dans le reste. Toutefois, il est vrai que sont encore trop peu abordées dans les écoles, de manière concrète, les questions de l’utilité et la responsabilité sociales de l’architecte, de sa place vis à vis des autres dans le processus de construction de l’urbain, de la fonction de l’architecture.
TU : La question n’est peut-être pas tellement que ceux qui connaissent le milieu de l’architecture comprennent cette fonction, mais plutôt que les gens qui sont pas dans ce milieu sachent de quoi il retourne ?
FB : Nous sommes en effet perçus comme un isolat et certains confrères accentuent cet éloignement. La position de l’artiste qui, de toutes façons, a raison contre les autres, qui ne peut expliquer certaines choses et qui affirme que son travail n’est pas d’expliquer, qui travaille avec ses tripes, et qui maintient tout le monde à distance, effectivement cette position n’aide pas à être socialement efficace. Je suis convaincu qu’il faut à un moment se confronter à des questions qui ne sont pas disciplinaires.
TU : On peut être frappé que votre démarche fait que le projet peut se rapprocher d’un processus collectif d’apprentissage, et même d”éducation. On voit à l’heure actuelle se développer toute une série de théories qui présentent l’architecte comme un orchestrateur, un médiateur, qui devient l’organisateur et le didacticien du processus d’apprentissage. Du coup, on se demande comment établir la transition entre ce moment collectif où chacun est un peu à l’égal de l’autre et le moment où le maitre d’œuvre réinscrit, réinsère, réutilise des outils spécifiques, ceux dont vous défendez l’existence, et où il arrive à faire ses propositions ?
FB : Aujourd’hui, l’idée que l’architecte maîtrise tout, sait tout sur tout, qu’il est le maître d’œuvre au sens historique du terme, présent du début à la fin, cette idée a vécu. L’architecte est en effet devenu le médiateur de champs assez différents, son rôle est d’avoir une idée synthétique qui regroupe toute une série de choses liées à l’usage, à la thermique, à la technique, à la forme construite. Avant, se retrouvaient aux réunions de chantier, au mieux, l’architecte, le client, le maître maçon ou le maître menuisier ; aujourd’hui on se confronte vite à 40 personnes, par exemple pour la construction d’une médiathèque. Quelle que soit l’échelle du projet ce qui caractérise désormais la position professionnelle de l’architecte, c’est bien le fait qu’il doit assurer une synthèse, trouver une idée ou un dessin ou un dispositif ou un processus qui soit à la rencontre des préoccupations de chacun. Cette capacité que l’on utilise pour une opération de construction de bâtiments, on peut l’utiliser aussi lorsqu’on se retrouve dans une opération urbaine complexe, où là encore se réunissent des dizaines de personnes aux préoccupations différentes. C’est la même chose.
Sans doute l’architecte n’est pas le seul à savoir traiter ce type de situation et à être capable d’apporter des solutions efficaces, mais en tout cas il fait partie de ceux qui peuvent le faire, bien rares. Il a cette capacité d’établir des liens entre des questions paradoxales ou contradictoires. Cette capacité s’avère un des meilleurs outils que l’architecte peut mettre en œuvre au service d’un collectif. Les ingénieurs ont renoncé à cela alors qu’ils avaient dans leur formation des corpus qui leur permettaient d’être beaucoup plus transversaux. Et les autres acteurs-experts, issus de l’université, ne veulent pas prendre le risque d’aller au-delà de leur champ d’origine. Et je le dis aux étudiants, quel que soit ce que vous allez faire et l’échelle à laquelle vous allez travailler, peu de gens ont cette qualité et on aura donc besoin de vous.
TU : Mais alors l’idée que l’architecte-urbaniste est d’abord un producteur de formes qui permet l’organisation du cadre bâti est placée au second plan ?
FB : Non, elle reste au premier plan mais au lieu d’être un présupposé, une intuition donnée a priori qui conduit imparablement au fait qu’à un moment donné l’architecte propose quelque chose qui est une solution évidente, incontestable, elle émerge progressivement d’une situation complexe. Définir l’acte architectural simplement comme la réalisation de sa propre création proposée au donneur d’ordre, qui va transmettre à une entreprise qui va réaliser n’a pas de sens. Dire qu’on est encore dans ce processus de production est une imposture.
TU : Vous insistez pour jouer ce rôle médiateur jusqu’au bout, c’est-à-dire jusque dans la production des formes. Il y a là l’idée d’un partage généralisé de la construction du projet au sein duquel l’architecte urbaniste tient ce rôle particulier de médiateur et d’ensemblier.
FB : je pense qu’on s’inscrit toujours ou presque dans cette démarche. Même dans les situations les plus confortables, où l’architecte a carte blanche par exemple pour un aménagement d’espace public, où on lui fait entièrement confiance, où les moyens sont là, nous sommes dans un système qui fait que in fine le résultat concret de ce qui est réalisé est le résultat d’une négociation. Il faut en prendre acte et plutôt que de le regretter, le considérer comme un fondement du métier. Et cette capacité de garder et même d’organiser de la cohérence tout en acceptant toute une série d’évènements, d’imprévus, devrait être totalement assumée et devenir une sorte de manifeste disciplinaire. Cela ne cède rien à l’exigence.
TU : La spécificité que constitue cette capacité à faire des synthèses ou des compromis, s’appuie aussi sur la possibilité des architectes à proposer des images, au cours du processus, qui préfigurent les résultats envisageables ?
FB : Oui bien sûr, c’est une qualité propre de l’architecte que de savoir rapidement dessiner une situation, y compris en sachant infléchir son esquisse à plusieurs reprises et rapidement en fonction des échanges. Le croquis est une arme douce, mais atomique aussi.
TU : Peut-on dire que si l’architecte-urbaniste est en quelque sorte l’accoucheur d’une visibilité, ce n’est plus forcément lui le concepteur unique de cette visibilité. Ce n’est plus son idée initiale qui vient immanquablement sur le papier ?
FB : En effet il y a beaucoup d’apports qui viennent de différentes sources, pas seulement des habitants. Si on conçoit le projet aussi comme un récit, on peut le partager et le dérouler par le visuel qu’on apporte.
TU : Vous présentez vos façons de pratiquer l’architecture et l’urbanisme comme fondées sur l’appropriation, l’explication, l’apprentissage collectif, la mise en scène, mais vous dites aussi que vous vous servez des fragilités d’une situation comme d’une ressource. Est-ce que cela ne participe pas de votre réflexion actuelle sur la créativité et la sobriété ? Des conditions qui pourraient apparaître comme des contraintes insurmontables sont en fait des ressources de créativité qui permettent à l’urbaniste d’être à la fois sobre, économe et très inventif ?
FB : Promouvoir la sobriété ne consiste assurément pas à faire moins bien ou plus «cheap». Ne confondons pas sobriété et médiocrité par manque de moyens. La sobriété, c’est le fait que l’argent mis à disposition est dépensé différemment. Avec un peu d’intelligence, on peut démultiplier les effets d’une dépense. Et même si on a moins d’argent du fait de la crise, on peut faire plus en réfléchissant. Du coup l’architecte trouve un rôle de conseil en amont du projet, sur la manière de faire les choses, par exemple d’initier les opérations. Les élus sont très réceptifs sur ce sujet, car ils voient qu’on ne peut plus additionner les coûts. Et on en vient à se poser les bonnes questions : qu’est-ce qu’une opération va amener de plus ? Par exemple un projet de crèche, ou de médiathèque doit être accompagné d’autre chose, un espace public, des reprises de façades, une amélioration des possibilités mobilitaires. Positionner des opérations courantes et modestes dans une perspective urbaine plus transversale qui crée de la valeur ajoutée, c’est une autre façon de faire de l’urbanisme avec des projets plus limités et de réintroduire au centre du jeu la responsabilité urbaine et territoriale de l’architecture. Les ¾ des communes ont fait ces dernières années des projets qui n’ont rien apporté de plus que leur fonction d’origine et qui ont même pu causer des perturbations qui ont dû être corrigées et ont nécessité d’autres apports financiers. Cette nouvelle intelligence de l’action architecturale est une des manières de refonder l’urbanisme et aussi le métier d’architecte. On recrée de la cohérence avec des petites actions. Le petit devient responsable du grand. C’est cela la sobriété et c’est très politique.
Sources
Pour consulter le PDF du du numéro 8 de la revue Tous Urbains