Les mobilités actives, clés de voûte de la multimodalité

Nacima Baron, 2014

L’intermodalité signifie l’utilisation de plusieurs modes de transport au cours d’un même déplacement, et se pratique dans des espaces où s’effectue la rupture de charge d’un mode à l’autre : gare, quai, station de bus… La multimodalité renvoie à un type de mobilité dans lesquels l’offre de plusieurs modes de transports permet de construire une diversité de chaînes de déplacement, de manière à répondre à la plus grande part des trajets potentiels dans une grande agglomération.

Réfléchir à la place de l’inter et à la multi-modalité en lien avec les mobilités actives est absolument central. A preuve, plusieurs axes et mesures inscrites dans le plan d’action en faveur des mobilités actives dévoilé par le gouvernement le 5 mars 2014 concernent le renforcement de l’intermodalité entre les transports en commun et le vélo. La marche, de son côté, est bien plus qu’un « mode » (voir Renouveler la compréhension des déterminants de la marche en ville), c’est un fil conducteur entre tous les autres systèmes véhiculaires et elle doit également être mieux prise en compte à travers l’amélioration de l’accessibilité des pôles d’échange et des gares (voir partie 2 de Le design de la voirie et de l’espace public pour tous les modes). En effet, l’intermodalité est par définition contraignante pour l’usager et, face à la facilité d’utiliser un véhicule privé à moteur, il y a des freins multiples à la construction par l’individu, tous les matins, d’un projet d’intermodalité pour rejoindre son lieu de travail (la peur de perdre son chemin ou de perdre du temps, les incapacités motrices à changer de niveau s’il y a des escaliers, les vulnérabilités cognitives et la brèche digitale… (voir Une conception renouvelée de la vulnérabilité des usagers). Pourtant, c’est bien en développant l’offre combinée de solutions de transport collectif (bus, tramway, métro et train régional, mais aussi les voitures en autopartage, les systèmes de co-voiturage, …) et de solutions de mobilité individuelles qu’on pourra sans doute faire le plus rapidement progresser les mobilités actives.

1. Les pratiques de déplacement évoluent vers la multimodalité : comment les soutenir et les stimuler ?

La clé de toute démarche de valorisation de l’inter et de la multimodalité est de partir de la demande réelle des habitants d’une métropole, de leurs pratiques, de leurs savoirs situés. En effet, les instituts de recherche comme le CEREMA soulignent que ces habitants soutiennent très majoritairement les programmes d’infrastructures lourdes (tramways, desserte ferroviaire) lorsqu’elles se mettent en place dans leur agglomération, mais gardent à l’égard de la perspective de la pratique intermodale vélo + transport en commun des appréhensions. Il faut donc compenser l’inconvénient de la rupture de charge, qu’ils n’auraient pas s’ils prenaient leur voiture, par une réelle valeur-ajoutée en terme de performance.

Cette même étude menée dans trois villes suisses montre que des changements de comportement sont quand même observables : le nombre d’ « automobilistes exclusifs » décroît, le nombre de «prédisposés alternatifs » (préférant utiliser les modes alternatifs à la voiture) augmente, de même que le nombre de « multimodaux » (ceux qui choisissent leur moyen de transport en fonction de son efficacité et du déplacement concerné). Afin de transformer davantage d’automobilistes exclusifs en prédisposés alternatifs, et afin de faire sauter le pas à davantage de prédisposés, pour qu’ils deviennent des multimodaux quotidiens et convaincus, il faut revenir aux politiques (voir La coordination transport-urbanisme) et récompenser (fiscalement, ce qui commence déjà avec les subventions à l’achat de vélos électriques pour les Parisiens, par exemple), les personnes qui choisissent des alternatives à la voiture individuelle.

Un phénomène sociologique de fond joue en la faveur de ce processus, il s’agit du développement de l’économie de la fonctionnalité de l’automobile en vertu de laquelle la conception de l’objet s’appuie sur la fonction qu’on lui assigne, et non sur les perspectives de vente de celui-ci ou sur la jouissance offerte par la pleine propriété. Ainsi, les concessionnaires automobiles français sont à la peine depuis une dizaine d’années, le nombre total d’immatriculations baisse tendanciellement. Les jeunes gens se détournent même du permis de conduire. En revanche, la profession des loueurs de voiture, d’une part, et les services d’autopartage, de co-voiturage, de l’autre, sont en pleine expansion. A travers l’autopartage, qui peut s’organiser au sein de flottes d’entreprises, ou à l’échelle d’une agglomération, des adhérents mutualisent la propriété d’une série de véhicules, sans chauffeur, en partageant les coûts d’achat, d’assurance, de carburant et d’entretien. Le système peut être organisé par une entreprise (cas des systèmes urbains, tels Autolib à Paris ou Autopartage Provence à Marseille), par une association, ou par une agence publique. Les utilisateurs paient une adhésion annuelle, et peuvent ensuite via une interface dédiée réserver une voiture à l’avance pour leurs trajets, qui leur sera facturée en fonction du temps d’utilisation et/ou du nombre de kilomètres parcourus. Nous ne sommes pas éloignés des mobilités actives avec la question de l’autopartage. En effet, adhérer à des systèmes d’autopartage permet d’utiliser une voiture lorsqu’on en a vraiment besoin (déplacement exceptionnel, courses avec de lourdes charges, …) et de ne plus encombrer les zones de stationnement de la voie publique avec une voiture individuelle. L’autopartageur est enclin à utiliser les transports collectifs, ou les services de location de vélo lorsqu’il n’a pas absolument besoin d’une voiture autopartagée. Une enquête réalisée dans le cadre du PREDIT par France Auto Partage et Cités en 2013 montre qu’il est plus important, pour un auto-partageur français, d’habiter à côté d’une station de transport collectif que d’une station d’auto-partage.

La profonde transformation sociale que représente la montée de l’économie de la fonctionnalité et la multimodalité qu’elle va renforcer dans le domaine des transports métropolitains pose la question technique, mais aussi politique et stratégique de l’intégration de toutes les données. Quels opérateurs construiront et gèreront les futurs interfaces clients des systèmes multimodaux complexes par lesquels passeront demain une part croissante de nos déplacement porte- à-porte ? Des autorités organisatrices indépendantes et à quelle échelon territorial ? des constructeurs automobiles ? des sociétés privées de services urbains ? La production d’un service de multimodalité intégral à l’échelle d’une agglomération multimillionnaire est un peu plus compliqué que la distribution de tuyaux d’eau ou d’électricité. Comment ces opérateurs publics ou privés parviendront-ils à garder un ancrage local, indispensable pour bien répondre aux besoins de déplacements, aux idiosyncrasies d’une population donnée, et en même temps produire des solutions globales, permettant de limiter les coûts et de garder leur compétitivité à l’échelle globale ?

2. Gare, pôle d’échange ou « pavillon de la mobilité active » ?

L’intermodalité se compose de quatre éléments. Premièrement elle nécessite une chaîne de transport (soit la somme des différents modes de déplacement utilisés, modes dont les variables sont la vitesse, la capacité, le confort). Deuxièmement, elle intègre l’offre d’intermodalité et son environnement (les possibilités de stationnement, les itinéraires, les horaires, les correspondances, la durée des trajets). Une intermodalité nécessite troisièmement une interface, c’est-à-dire un aménagement, un système d’information et les infrastructures annexes : un pôle d’échanges rempli toutes ces conditions. Par exemple, une gare permet souvent de faire l’interface entre les Transports en Commun (TC), les voitures et le train voire aussi le vélo. L’interface est d’autant plus efficace qu’elle est accueillante et confortable, qu’elle donne une information élargie et qu’elle limite les pertes de temps. Enfin, une intermodalité comporte une dimension de marketing, intégrant une politique tarifaire, la promotion et la vente : de bons plans des réseaux, des fiches horaires, des systèmes de billetique… La présence du vélo traverse plusieurs de ces composantes : il fait partie intégrante de la chaîne de transport, par exemple lorsque des rames de train ou de trams offrent la possibilité d’embarquer et d’accrocher le vélo. Il fait partie de l’offre d’intermodalité, par exemple lorsque sont aménagés des parcs de stationnement sécurisés et gardiennés ou des vélostations. Il fait aussi partie du marketing, à travers l’intégration tarifaire et les formules couplées vélo + TC. Ainsi, le vélo prend une place croissante dans la rénovation de gares et de pôles d’échange. Il intéresse des acteurs nouveaux, comme la SNCF (sa branche Gares&Connexions) et RFF, mais aussi les Régions, les Départements et les Agglomérations qui voient la possibilité de renforcer les rabattements vers les infrastructures lourdes et donc d’amortir plus rapidement ces investissements coûteux. L’intermodalité entre vélo et transport collectif a été analysée dans le projet PORT-VERT (Soulas C. et al., 2011).

La circulation piétonne est aussi une dimension fondamentale d’une intermodalité efficace. C’est par la marche que l’usager va d’un système de transport à un autre, aussi l’aisance physique et la lisibilité des trajectoires est-elle une condition centrale de la qualité d’un pôle d’échange. Dans le cadre de la Chaire Gares qui associe l’Ecole des Ponts et Gares & Connexions, c’est même la question de recherche n° 1 listée par le mécène industriel. Comment les voyageurs repèrent-ils les trajets ? Comment interprètent-ils la signalétique ? Comment arbitrent-ils entre des solutions de déplacement plus rapides mais plus pénibles (un escalier qu’il faut monter avec une valise) et des solutions plus longues et confortables (un ascenseur, un escalier mécanique) ? Beaucoup de questions restent à éclaircir autour de la compréhension des « types de marche » et des « typologies de marcheurs » dans les pôles d’échange, qui permettent de favoriser l’accessibilité physique à la gare en partant des itinéraires réels empruntés par ces derniers, que l’on peut alors conforter (poubelles, bancs, signalétique adaptée). Comme pour les cyclistes, à propos desquels les enquêtes se font statiquement (avec des enquêtes ouvertes ou fermées, avec la méthode des cartes mentales dans lesquelles les usagers reconstituent leurs parcours et les obstacles rencontrés), des enquêtes mobiles s’effectuent avec les piétons dans et aux abords des gares sous la forme de parcours commentés : le programme de recherche européen Bahnville 1 et 2 a ainsi produit des résultats intéressants en lien avec un pan de la recherche qu’on appelle aux Etats-Unis le champ des Transit Oriented Development studies.

3. L’intermodalité inscrit les mobilités actives dans des projets urbains de long terme

C’est bien autour des enjeux de l’intermodalité et de la multimodalité que se recompose aujourd’hui le panorama institutionnel des transports en France, comme dans le reste de l’Europe. Les syndicats de transport qui opèrent dans les plus grandes métropoles françaises (Paris avec le STIF, Lyon …) développent une pratique de l’offre intermodale et accordent une place de plus en plus conséquente aux mobilités pédestres et cyclables, ainsi qu’aux questions d’accessibilité, de vulnérabilité des usagers… Des opérateurs de transport « purs », comme par exemple les compagnies ferroviaires, abordent aussi de manière très volontariste le changement de paradigme actuel et basculent vers des métiers de l’intermodalité. La transformation profonde d’un opérateur de transport comme la SNCF en est un exemple. A partir de la décision, liée à une directive européenne, de dissocier le gestionnaire de réseau de l’opérateur de transport (la scission SNCF RFF), les responsables de l’entreprise ont décidé dès 2009 de créer une cinquième branche appelée Gares & Connexions pour gérer, aménager et développer les 3 000 gares du réseau ferré national. Gares & Connexions est la garante d’un accès équitable et transparent aux installations et prestations de service, pour l’ensemble des opérateurs qui utilisent les gares : outre l’ancienne compagnie nationale sont apparus d’autres opérateurs privés (comme Thello, qui opère en gare de Lyon). A travers cette nouvelle branche, la SNCF professionnalise une partie de ses employés dans le métier de l’intermodalité avec les objectifs de qualité de service au quotidien dans les gares (accès à la gare facilité, accès à l’information à distance et en gare, fluidité des cheminements, une garantie d’accueil et de service indifférencié pour tous les opérateurs et modes de transport). La collaboration du professionnel de transport avec les autorités métropolitaines en vue du développement et la mise en valeur des gares et de leur quartier est aussi essentielle : 
aménagement des quartiers autour des gares et des parvis pour améliorer le confort des voyageurs et soutenir l’augmentation du trafic.

Néanmoins, les projets d’intermodalité autour des gares, qui permettent une coordination optimale de tous les modes, une bonne insertion du vélo, une fluidité des déplacements piétons, prennent beaucoup de temps. On pourrait citer le cas des projets de pôles intermodaux des stations du futur métro du Grand Paris (une cinquantaine de nouvelles gares vont être créées sur ce réseau en cours de construction dans la grande banlieue francilienne). Ces projets de gare associent les collectivités, la société du grand Paris, le Syndicat des Transports d’Ile de France, l’État et d’autres financeurs autour d’un contrat de développement territorial qui vise à insérer de la manière la plus fine le pole intermodal dans les flux locaux, dans le tissu urbain existant. Si une vaste enquête publique a eu lieu dans le courant de l’année 2011 et 2012 autour du tracé du réseau, il faut convenir que les pôles d’échange, du fait de leur extrême complexité institutionnelle, technique, foncière, programmatique, ne sont pas vraiment envisagés comme des objets à partir desquels les institutions et les opérateurs souhaitent recueillir la parole citoyenne et habitante.

L’intermodalité et la multimodalité offrent donc aux habitants des métropoles ou des grandes villes la chance de bénéficier d’un panel de solutions de mobilités. La richesse de ces choix possibles est une valeur en soi, qui renforce la qualité de vie des citadins et qui participe d’une image et d’une attractivité urbaine. A preuve, les campagnes touristiques des grandes villes emploient souvent l’image de cyclistes dans leurs visuels, afin de transmettre des notions de qualité urbaine et environnementale et d’urbanité. Cependant, il ne faut pas se contenter d’une vision marketing de l’intermodalité et celle-ci n’est pas seulement un plus pour les villes. C’est au contraire un élément majeur dans la planification urbaine, et un élément pas isolé mais systémique. Pour qu’un pôle d’échange fonctionne réellement, il faut peser au maximum sur l’économie de la fonctionnalité, avoir des stratégies claires de limitation de la voiture, engager des programmes lourds de restructuration de la voirie autour et vers ces pôles pour que les vélos les atteignent facilement et de manière sécurisée, et réorienter les fonctions des bâtiments qui composent le quartier de gare, pour capter l’élévation de la valeur foncière créée par l’équipement. C’est une affaire qui s’inscrit dans le temps, et qui n’est pas réservée aux plus grands centres métropolitains. Demain, il faudra aussi imaginer des pôles d’échange adaptés aux mobilités actives dans les zones plus rurales, pôles certainement très différents.

Referencias

France Auto Partage et Cités (2013) L’autopartage, passeport pour une autre mobilité, PREDIT.

Soulas C., Abours S., Papon F., Grange-Faivre C., Stransky V., et al. (2011) Port-Vert - Plusieurs Options de Rabattement ou Transfert Vélo et Réseaux de Transport - Approche multi-aspect des diverses formules d’intermodalité. 2011, pp.308. 〈hal-00698559〉

Bozzani-Franc S., Leysens T., L’Hostis A., Soulas C., Vulturescu B. (2010) Un Urbanisme orienté vers le rail illustré par le projet Bahn.Ville. in Soulas C., Wahl M. Innovation dans les transports guidés urbains et régionaux, Hermès, pp.200, 2010. 〈hal-00401403v1〉

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