Quel rôle pour les pouvoirs publics ?
Séquence 2.6 du MOOC
Marie Fare, November 2017
Au regard des potentialités des monnaies complémentaires que nous avons vues dans les séquences précédentes, l’objet de cette séquence est d’expliciter les différentes modalités d’intervention des pouvoirs publics. Si on écarte les cas de méfiance, soupçons et menaces ou de désintérêt, on observe des cas de soutiens techniques et financiers, voire l’intégration des monnaies complémentaires dans des politiques publiques spécifiques ou encore la création d’un cadre légal adapté.
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Soutiens techniques voire financiers pour encourager le déploiement
Certains dispositifs monétaires bénéficient d’un soutien au niveau local, sous la forme d’appui technique ou d’apport financier. Les banques de temps en particulier sont particulièrement soutenues. En Italie, elles sont, pour beaucoup, une émanation des municipalités. Elles bénéficient alors d’un support technique et financier, via, par exemple, la mise à disposition d’un local communal, un apport financier permettant d’acheter un ordinateur et de payer les frais courants, voire l’emploi d’une personne en charge de la banque. Les banques de temps anglo-saxonnes bénéficient du même type de soutien que les banques de temps italiennes, même s’il est davantage marqué par un apport financier permettant notamment de subventionner l’emploi du Time broker, indispensable au bon fonctionnement de ce type de banques de temps. Le soutien aux Accorderies en France s’inscrit dans le même type de démarche.
Les monnaies locales de troisième génération entretiennent des relations étroites avec les collectivités locales, mais dans un cadre de gouvernance où d’autres partenariats sont établis. C’est ainsi que certaines de ces monnaies bénéficient d’un support financier (via des subventions) comme le SOL Violette, l’Eusko.
Intégration dans des politiques publiques spécifiques
Le développement des soutiens des collectivités locales ou des gouvernements centraux aux monnaies complémentaires peut s’analyser comme une reconnaissance de ces dispositifs comme outils potentiels de politique publique. La plasticité de la monnaie permet, en optant pour des choix organisationnels spécifiques, de satisfaire à des objectifs divers (Blanc, 2009). Les collectivités locales peuvent donc utiliser les monnaies afin de satisfaire certaines finalités compatibles avec cet outil et les modalités de sa mise en œuvre.
Jusqu’ici, elles ont promu, de manière très inégale, des dispositifs de monnaies complémentaires dans trois grands types d’objectifs : sociaux, environnementaux et économique.
L’objectif social correspond à une double logique de revitalisation de liens conviviaux communautaires (contribuant à la cohésion sociale) et de lutte contre la pauvreté et l’exclusion. Les banques de temps peuvent en particulier servir des objectifs de lutte contre la pauvreté ou contre l’exclusion non seulement en valorisant les compétences de chacun ou en recréant du lien social mais aussi en apportant des moyens de solvabilisation des besoins. Les collectivités locales en particulier peuvent identifier ces possibilités et utiliser ces dispositifs pour satisfaire ces objectifs. C’est notamment particulièrement visible pour les banques de temps anglo-saxonnes qui sont de plus en plus intégrées dans des programmes de lutte contre la pauvreté et comme outil de reconstruction des liens sociaux dans la communauté (Seyfang, 2006) comme d’ailleurs des Accorderies. Les banques de temps italiennes sont très largement développées par les municipalités et reconnues comme outil de reconstruction des liens sociaux et d’entraide.
L’objectif environnemental consiste à promouvoir des pratiques plus conformes aux principes du développement durable par la stimulation d’une consommation dite responsable, par exemple via le développement de productions biologiques locales, mais aussi via la promotion de productions locales, bio ou non, en vue de limiter les émissions de gaz à effet de serre liées au transport. Voir à ce sujet la séquence introductive aux monnaies à vocation environnementale et la séquence portant sur l’étude menée par l’Ademe.
Les monnaies de valorisation comme la carte NU à Rotterdam a ainsi été utilisée comme outil de politique publique afin de stimuler les comportements responsables, sous forme d’incitation, puisqu’elle les récompensait. 3 axes d’action ont été privilégiés : achats de produits « verts », le tri des déchets et les transports doux. On retrouve la même volonté de valoriser des éco-comportements dans l’exemple d’Eco-Iris.
Quant à l’objectif économique, le soutien des collectivités locales s’inscrit dans le cadre d’une politique de soutien à l’économie de proximité pour favoriser le déploiement d’activités économiques génératrices de revenus sur le territoire. Majoritairement constituée de TPE, de PME et d’organisations d’économie sociale et solidaire, ces dernières apparaissent constitutives de cette conception du territoire où la dynamique de développement devient endogène, favorisant la résilience. Les monnaies locales de troisième génération s’inscrivent dans ces objectifs économiques et c’est à ce titre qu’elles sont parfois insérées dans des politiques publiques.
Plusieurs exemples peuvent être évoqués. Les monnaies locales favorisant des échanges marchands (de type MLCC en France) ou de crédit mutuel (comme la Sonantes à Nantes) s’inscrivent dans ces objectifs économiques. Les banques communautaires de développement brésiliennes comme outil de création de filières de production et de consommation territorialisées s’articulent parfois avec les politiques d’économie sociale et solidaire (ESS) des villes dans lesquelles elles sont développées. En favorisant l’inclusion financière des populations, elles participent également à la lutte contre l’exclusion et la pauvreté.
Le SOL Violette est également promu par la municipalité de Toulouse dans le cadre de sa politique d’ESS pour favoriser une consommation responsable et le développement des structures de l’ESS. Elle distribue également des SOL à des chômeurs (30 personnes/familles de 3 Maisons des chômeurs, soit 90 au total, de recevoir 30 sols violette par mois pendant 6 mois) afin de favoriser leur accès à ce type de structure/consommation.
L’opération d’abondement nommée « LA ROUE EN + » est mise en place par les Associations S.E.V.E 84 et Monnaie en Pays Salonais pour 2016 et 2017. LA ROUE EN + a pour but d’encourager les démarches éco-responsables et le soutien aux circuits-courts faits par les adhérents de ces associations, lorsqu’ils font leurs achats de biens ou services auprès des professionnels éthiques du réseau « La Roue ». LA ROUE EN + est financée par des fonds publics versés par le Conseil Régional Provence Alpes Côte d’Azur.
Bristol et Brixton semble le modèle le plus abouti de coopération entre collectivité locale et projet de monnaie complémentaire du fait du portage politique fort des municipalités : les municipalités de Lambeth et de Bristol se sont fortement engagées dans l’expérimentation du Brixton Pound et du Bristol Pound afin de favoriser les commerces locaux et indépendants, la consommation locale ainsi que de réduire l’empreinte écologique de leur ville. Elles acceptent une partie des taxes et versent une partie des salaires de leurs agents en monnaie complémentaire. Ce soutien politique fort prend également des formes symboliques et médiatiques appréciables : ainsi le maire de Bristol, George Ferguson, déclare-t-il recevoir la totalité de son salaire en Bristol Pound, la monnaie locale. Avec cette troisième génération de monnaies complémentaires, les collectivités locales sont donc incontestablement devenues plus visibles dans l’émergence de certains dispositifs (SOL Violette, Bristol Pound) ou dans leur développement.
Le plus souvent, ces objectifs sont combinés. Les monnaies de 3ème génération activent une dimension environnementale (consommation responsable) en la couplant à l’idée de relocalisation des activités tout en fournissant aux TPE/PME locales un programme de fidélité abordable favorisant l’économie locale.
Enjeux et difficultés de l’institutionnalisation
La reconnaissance de l’intérêt d’user de dispositifs ad hoc dans des objectifs particuliers peut conduire à intégrer les monnaies complémentaires dans les politiques publiques locales. Deux scenarii se dégagent alors, qui montrent une tension entre, d’une part, promouvoir et faire advenir et, d’autre part, piloter et mettre en œuvre. On retrouve cette tension dans toutes les initiatives solidaires, desquelles les monnaies complémentaires peuvent largement être rapprochées (Gardin, 2006).
Promouvoir et faire advenir signifie, dans une logique de subsidiarité, encourager le déploiement, au niveau pertinent le plus bas, des initiatives contribuant à des objectifs d’intérêt général.
Piloter et mettre en œuvre signifie établir par le haut des dispositifs qui seront au service des objectifs d’intérêt général définis par la collectivité publique. La quatrième génération renvoie en particulier à cette logique, tandis que la deuxième génération (banques de temps) peut emprunter aux deux.
Ces deux formes d’action publique ont des effets fort différents. La première fournit un cadre aux acteurs socio-économiques qui peuvent s’organiser et proposer une réponse endogène, capable de répondre au mieux à des besoins sociaux que leur propre action permet de révéler, moyennant des règles établies par eux, et qui fournissent les moyens de la participation populaire. La seconde risque fort de couper d’emblée cette possibilité démocratique en confiant à une technostructure le soin de développer l’ingénierie du dispositif. Or, l’un des apports majeurs des monnaies complémentaires, depuis leur émergence dans les années 1980, est dans cette logique citoyenne de réappropriation démocratique de la monnaie (Blanc, 2006b). L’abandonner revient à tirer un trait sur les fondements de la vague contemporaine de monnaies complémentaires.
En outre, des programmes lourds, donc exigeants en termes financiers et techniques, présentent beaucoup de potentialités mais dans le même temps sont dépendants de partenariats financiers souvent fragiles. Cela a été le cas pour les deux dispositifs NU et SOL, soutenus par des programmes européens de courte durée. L’expérimentation du programme NU venait à échéance fin 2003. La mairie de Rotterdam était prête à s’engager financièrement dans la pérennisation, mais les autres partenaires ont préféré se retirer – malgré la réussite du dispositif (plus de 11 000 particuliers porteurs de cartes et 100 PME l’acceptant). Le même problème s’est posé pour le SOL, après la fin du financement EQUAL fin 2008. Un autre risque est la trop forte dépendance1 à des politiques publiques directement pilotées par des majorités politiques. Elle fait peser la menace, particulièrement en cas d’alternance, de la cessation des financements et pourrait donc porter un coup d’arrêt aux dispositifs impulsés de la sorte.
1 Afin de limiter ce risque de dépendance financière, la solution réside dans l’hybridation des ressources. De plus, ce coup d’arrêt signifierait un manque d’appropriation de la part des acteurs et donc un échec du dispositif à susciter l’adhésion.
Sources
Blanc J., 2006b, « Les enjeux démocratiques des dispositifs de monnaies sociales », in: Marc Humbert and Alain Caillé (Eds.), La démocratie au péril de l’économie, Rennes: Presses universitaires de Rennes, pp. 263-275.
Blanc J., 2009, « Usages de l’argent et pratiques monétaires », in P. Steiner et F. Vatin (dir.), Traité de sociologie économique, Paris, PUF, coll. Quadrige », p. 649-688.
Blanc, J., et Fare, M., 2010, « Quel rôle pour les pouvoirs publics dans la mise en œuvre de projets de monnaies sociales? », In XXXes Journées de l’Association d’Economie Sociale, Septembre 2010. Accès à l’article
Gardin, L., 2006, Les initiatives solidaires: La réciprocité face au marché et à l’État. Toulouse, France: ERES.
Seyfang G., 2006, « Harnessing the potential of the social economy? Time banks and UK public policy », International Journal of Sociology and Social Policy, 26, no 9/10, pp.430-443. Accès à l’article
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